Catégorie : Romans d'anticipation

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5 décembre 2014
2013 BA3, Mon Amour

1
Eve

Il m’a plu immédiatement : élancé, svelte, il s’avance vers moi d’une démarche souple, presque féline. Un sourire chaleureux illumine un visage plutôt carré, au menton aquilin, orné de nombreuses rides et coiffé d’une chevelure argentée dont les vagues trahissent un désordre savamment ajusté. Un pantalon de toile blanche un peu froissé tombe sur des chaussures blanches immaculées et son polo Lacoste trahit le parfait gentleman.
—Eve ? Bonjour, je suis Mikael.
—Mikael ! Le site parlait d’un Michel, pas de Mikael.
—C’est ma sœur. C’est elle qui a rédigé l’annonce ; elle s’évertue à m’appeler Michel depuis notre plus tendre enfance sans que je n’en connaisse la véritable raison.
—Elle aurait dû vous accompagner, vous allez vous perdre sans votre chaperon. Va pour Mikael, c’est plus exotique. Nous avons un départ à dix heures, mais peut-être préférez-vous faire un peu de practice avant d’aborder les hostilités ?
—Jamais de practice, je déteste les préliminaires.
—Merci, je le saurai.
—Je vous prie de m’excuser. Je suis un horrible gaffeur, ma sœur me le répète tout le temps.
—Décidemment elle vous couve. Vous aurait-elle aussi appris à manger et à vous tenir en société ?
—Elle a fait bien plus que vous ne pouvez imaginer. On y va ?
—Si vous le souhaitez. Connaissez-vous le parcours ?
—Je l’ai joué il y a vingt ans. Alors si vous voulez bien m’en rappeler les pièges principaux, je suis preneur.
—Le trou numéro un ne parait pas très difficile, vu du départ. Méfiez-vous de la ferme à droite, à hauteur de drive : un slice ou un fade un peu prononcé vous conduira directement dans la cour au milieu des tondeuses et machines agricoles. Si vous faites un hook, un petit ruisseau vous attend prolongé par un hors limite. Je vous conseille de jouer la sécurité avec un hybride pour rester au milieu du fairway, à cent vingt mètres du green. »

Mon partenaire, contre tout attente, pose son petit sac de voyage, se dirige vers les boules noires, sort son driver, place une balle haute sur le tee et, sans aucun swing d’essai, frappe un projectile qui dépasse largement la bâtisse pour se retrouver à trente mètres devant le drapeau. Le geste est aérien, d’une simplicité à faire pâlir Big Easy et ne donne aucune impression de puissance : un des meilleurs coups que je n’ai jamais vu sur ce trou de Lapoma, le golf où je joue depuis six mois, date de mon installation dans la région toulousaine. Je rejoins le départ des dames, boules bleues, prends mon bois 5 préféré et ma balle, comme d’habitude, va se poser sur le petit chemin empierré qui traverse le fairway : je pourrai ainsi me droper et toucher le green avec mon fer 7.
—Bien jouer, Eve.
—C’est vous qui avez réalisé un coup parfait. Vous ne m’avez pas écouté mais le résultat est là.
—C’est de la chance. Je n’ai pas touché un club depuis trois mois. Je joue très rarement maintenant.
—Maintenant ! Au vu de votre swing, vous avez dû beaucoup jouer et depuis longtemps.
—Disons que j’ai eu mon heure de gloire, mais qu’elle est passée aux oubliettes de l’histoire. J’ai été pro sur le Circuit, puis professeur de golf. J’ai d’ailleurs gagné le championnat de France des professionnels ici même, il y a vingt-trois ans, en 1990.
—Me voilà bien ! Vous auriez pu l’indiquer dans votre annonce. J’ai l’air de quoi maintenant.
—C’est ma sœur qui l’a mise sur le site. Je ne voulais pas mais elle a tellement insisté pour que je rencontre quelqu’un, prétendant que je suis seul depuis trop longtemps. Alors de guerre lasse, je l’ai laissé faire : j’ai toujours été trop faible avec les femmes. Ainsi j’ai décidé finalement de rencontrer la golfeuse passionnée cherchant à partager son amour pour ce sport avec un autre passionné.
—Dois-je comprendre que vous n’êtes venus que pour faire plaisir à votre grande sœur et que cette rencontre est purement conventionnelle, sans espoir de prolongement ?
—Vous vous trompez et ma franchise me perdra : tout d’abord, je suis l’aîné et ma sœur est la petite dernière ; ensuite vous me plaisez beaucoup, votre charme évident me change des midinettes en mal d’amour et des vieilles rombières en mal de swing qui ont peuplées ma vie de professeur. Eve, je m’attendais à une femme malmenée par la vie, en désespérance et je découvre quelqu’un dans la force de l’âge doté d’un physique harmonieux et d’une élégance ironique qui m’a toujours attirée. C’est à vous de jouer. »

Je me mets à l’adresse, frappe un fer 7 un peu topé et envoie ma balle dans le bunker qui protège le green sur sa droite. Mikael marche rapidement vers la sienne, prend un sandwedge et pitche au mat après un effet retro au deuxième rebond. Le put sera donné : birdie. Je déteste les trappes de sable, comme disent nos amis québécois, et c’est avec beaucoup de tension que je tente d’exécuter un coup qui va mourir dans le baquet, deux mètres plus loin. Une seconde sortie encore topée m’expédie au-delà du green à un mètre du hors limite qui l’entoure. Heureusement une approche roulée au drapeau me sauve d’une bérézina annoncée et d’un déshonneur certain.
—Vous savez, Eve, toutes les dames ont des problèmes avec les bunkers, elles ont peur de frapper le sable ; cela m’a toujours semblé génétique, rassurez-vous. Je vous expliquerai comment réussir les sorties à tous les coups, je possède un secret. Si je me le rappelle bien, le deux est un trou taquin avec un green tout en bas à gauche bordé par un obstacle d’eau et un hors limite ?
—C’est bien cela. C’est le handicap un, le plus difficile du parcours. Beaucoup de golfeurs ont perdu leurs espoirs dès ce second trou. Je ne sais jamais comment aborder le deuxième coup : j’hésite toujours entre une attaque directe et une roulette qui va dévaler la pente mais se retrouver neuf fois sur dix dans le bunker. J’ai souvent suggéré au green keeper de le supprimer mais personne ne m’a écoutée jusqu’à maintenant.
—Si vous ne vous sentez pas en parfaite forme, je vous conseille la roulette ; au pire vous perdrez un point, alors que si vous attaquez le mat vous pouvez en perdre au minimum deux. Eve, depuis combien de temps jouez-vous au golf ?
—Quinze ans. Je jouais auparavant au golf de La Boulie à Versailles avant d’être mutée à Toulouse pour mon boulot.
—La Boulie, très joli golf du Racing Club de France de trente-six trous, avec deux parcours : la vallée et la forêt. Pour ma part j’exerçais à Meaux Boutigny, la patrie du Brie, vous savez le grand fromage qui ressemble à un camembert, en plus gros. J’ai arrêté d’enseigner il y a trois ans après ma pénible rupture avec mon épouse et fatigué par le train-train des cours. Je suis venu à Toulouse chez ma sœur pour l’aider à refaire son salon et retaper sa maison. Je me ballade maintenant au gré des chantiers car on me prête un certain talent dans la remise à neuf des intérieurs.
—À vous de jouer Mikael. »
Un excellent bois 5 va se poser à l’endroit idéal pour attaquer le second coup : la cassure à droite du bunker de parcours. Je m’avance vers mon tertre de départ et envoie mon bois 3 à côté de la balle de mon partenaire.
—Excellent coup, Eve. Nous allons pouvoir atteindre le green tous les deux.
—Merci mais je vais rester sur ma stratégie de roulette. Il est vraiment dommage que vous ayez arrêté d’enseigner car je suis sûre que vous êtes un excellent professeur. Vous avez dû faire pas mal de malheureuses en quittant votre pays de fromage.
—J’ai laissé quelques cœurs brisés. En fait j’avais de moins en moins de patiente et j’ai préféré arrêter avant de frapper un de mes élèves avec un club.
—En effet, cela me parait plus prudent. J’espère que je ne vous énerve pas trop. »
Je prends mon fer 5 et exécute un demi-swing sur mon pied droit. La balle part à l’horizontale pour descendre ensuite toute la pente en roulant et atterrir dans le bunker qui barre le green de toute sa longueur. Mikael saisit un fer 7 et son coup pitche à deux mètres du drapeau.
—Si vous avez joué comme cela il y a vingt-trois ans, je comprends que vous ayez gagné le championnat de France.
—J’ai joué moins 3 le premier jour et moins 4 le deuxième. J’étais alors au sommet de ma forme.
—En effet, moins 7 sur deux jours, c’est du solide. Je suis encore dans le sable et vais encore rater ma sortie.
—Ne soyez pas négative. Je vais vous donner le truc dont je vous ai parlé : imaginez que vous deviez frapper la tête de votre pire ennemi pour le trucider. Généralement cela marche bien. »
J’exécute le coup avec mon sandwedge en pensant à Mireille, la championne du club que je dois rencontrer en finale et que je me dois d’haïr si je veux gagner ce match. Il est vrai qu’elle m’énerve quelquefois avec son air supérieur et ses piques ironiques. La balle part presqu’à la verticale en lob shot pour retomber devant le mat et entrer dans le trou : birdie. Mon premier oiselet sur ce trou où je réalise très rarement le par.
—Bravo. Vous devez avoir un sacré ennemi pour réaliser cet exploit. Je parie qu’il s’agit d’une dame.
—C’est en effet une femme. Comment avez-vous deviné ?
—Disons : intuition masculine et connaissance de la gente féminine. »

Nous continuons la partie, Mikael poursuit son jeu de feu et je réalise une des meilleures cartes de ma vie en passant à plus 2 au neuf et finis à plus six après un malheureux double bogey au seize, ce par trois qui me donne toujours du fil à retordre avec son green en pente. Par un mimétisme fréquent chez les golfeurs, j’imite le rythme du swing de mon partenaire et, de fait, joue beaucoup mieux et frappe la balle plus loin. Nous continuons à badiner, parler de la région parisienne, ses avantages et ses turpitudes pour finalement vanter les charmes de Midi-Pyrénées dont nous apprécions la quiétude à l’exception de ces jours de vent d’autan qui deviennent une calamité pour notre passion commune.

Je suis désespérément à la recherche d’un compagnon après m’être séparée de Gérard qui commençait à me harceler et s’immiscer un peu trop dans ma vie. Je me suis inscrite alors sur le site golf-dating spécialisé dans les rencontres entre golfeurs des deux sexes. Mikael représente mon troisième prototype après deux tentatives malheureuses : un semi-obèse vulgaire qui suffoquait dans les montées, ruisselait de sueur nauséabonde, soulevait à peine la balle et m’a fait des propositions explicites dès le quatrième trou ; le second, imbu de sa personne, jouait beaucoup mieux et même plutôt bien, mais il ne m’a pas aidé à chercher mes balles perdues, signe pour moi de la plus grande des goujateries. Je l’ai planté dès la partie terminée et l’évite chaque fois que nos chemins se croisent. Aujourd’hui je pense avoir tiré le bon numéro et espère que l’attirance que je ressens pour lui soit réciproque. Arrivé au dix-huitième trou Mikael a joué dans le par et nous prolongeons notre partie par un rafraichissement au bar du club house, sur la terrasse à l’ombre de pins centenaires.
—Savez-vous que je souhaite que mes cendres soient dispersées sur ce trou que je trouve magnifique. Un peu de poussière sur le green, une autre partie dans le bunker et le reste sur le fairway. J’ai d’ailleurs rédigé mon testament dans ce sens.
—Ce n’est pas banal mais je vous comprends, Eve. Pour ma part je préfèrerais être enterré, je ne sais pas encore où, car j’ai horreur de la chaleur.
—Je resterai ici pour l’éternité dans la quiétude de ce paysage et les golfeurs de passage verront un peu de moi dans le gazon du green, le sable du bunker et l’herbe de l’allée. (Où suis-je aller chercher une phrase pareille ?)
—Le phénix qui renaitra de ses cendres. L’oiseau mystique des civilisations perses, grecques, romaines et juives.
—Pour un golfeur Mikael, vous avez une certaine culture. J’ai plus l’habitude d’hommes bruts de fonderie dont la subtilité n’a d’égal que celui de leur ego.
—Disons que je suis devenu pro par accident et par amour. Petit, je souhaitais devenir professeur de littérature.
—Mikael que diriez-vous de dîner ensemble demain soir, je vous invite chez moi ? On me prête un certain talent pour la cuisine. Dites-moi que vous ne devez pas en parler à votre sœur avant d’accepter.
—Je devrais refuser car tout ceci va trop vite pour moi et ne me sens pas totalement prêt pour une aventure. Mais j’accepte, je suis trop gourmand et ne peux résister à un bon plat. »

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A propos

Gérard Muller, consacre son temps libre à ses deux passions : l’écriture de romans et le golf. Il explore les différents genres littéraires, du thriller au roman psychologique. Il a déjà publié 20 romans et 3 recueils de poésie, 2 recueils de nouvelles, 1 essai et 2 pièces de théâtre qui sont tous présentés sur ce site Internet.

Il a reçu de nombreux prix de poésie, et 4 prix littéraires pour ses romans.

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