Une pièce avec un lit, celle d’une maison de retraite. Sur un fauteuil, plutôt une chaise roulante, une vieille dame, distinguée, élégamment vêtue, lit un livre. Entre une infirmière, portant un paquet.

Michèle : — Bonjour Madame la Comtesse. Comment allez-vous ce matin ?

La Comtesse : — Comme une vieille… Mon médecin – Dieu ait son âme – me disait toujours : si après cinquante ans, on n’a pas mal quelque part au réveil, c’est qu’on est mort… Maintenant que j’en ai plus de soixante-dix, vous voyez le tableau : j’ai tellement mal partout, que je ne sais pas par où commencer quand je me lève le matin. Alors, je me tâte, je me retâte,  je fais l’inventaire, membre après membre. Quand j’en trouve un qui ne me fait pas souffrir, alors, c’est une belle journée qui commence.

Michèle : — Vous avez de beaux restes, et puis… un cerveau qui fonctionne encore parfaitement. J’aimerais bien vous ressembler quand j’aurais votre âge…À propos, quelqu’un vous a apporté ce paquet. Il m’a dit que c’était très important. Des chocolats ? Je pense avoir reconnu l’odeur ?

La Comtesse : — Comment était-il ce quelqu’un ?

Michèle : — Beau comme un Dieu. L’air un peu canaille : veste en cuir, jean à la dernière mode, chaussures pointues comme un navire de guerre, fossettes dévastatrices… Il m’a d’ailleurs donné rendez-vous au café, après mon service.

La Comtesse : — Les yeux bleus et la mèche rebelle ?

Michèle : — Oui, c’est cela. Bleus comme l’océan.

La Comtesse : — C’est Fernand, mon fournisseur… Et vous allez y aller, à ce rendez-vous ?

Michèle : — Je ne sais pas encore. J’en ai envie, mais je ne voudrais pas paraître trop pressée. Quand pensez-vous ?

La Comtesse : — Faites le languir… Cela marche toujours avec les hommes… Mais je vous avertis, c’est un voyou…  Dites, votre amoureux, qu’est-ce qu’il va en penser ?

Michèle : — Marcel ? On est en froid. Il parait que j’aguiche trop les hommes. Pas encore marié, et déjà jaloux. J’hésite à le revoir. Ma tête navigue dans un labyrinthe : je cherche mon chemin sans arriver à le trouver.

La Comtesse : — Il faudra que vous me le présentiez, ce Marcel. Je vous dirai ce que j’en pense.

Michèle : — C’est vrai qu’en matière d’hommes, on m’a dit que vous vous y connaissiez. Combien de maris avez-vous eu déjà ?

La Comtesse : — Pas beaucoup… Seulement douze… J’ai arrêté là ; trop superstitieuse pour compter jusqu’à treize.

Michèle : — Dites, c’est vrai qu’ils sont presque tous morts ?

La Comtesse : — Sauf un, le premier. Un amour de jeunesse. Les autres…

Michèle : — Vous les avez tués ?

La Comtesse : — Bien sûr… Empoisonnés pour la plupart. J’ai quand même essayé, avec le quatrième, la chute du troisième étage. Trop aléatoire : il a mis une semaine à y passer… Le poison, c’est ce qu’il y a de mieux, je vous assure. À condition de connaître ceux que l’on ne peut pas identifier lors de l’autopsie. Je vous donnerai la recette, si vous voulez. On ne sait jamais.

Michèle : — Vous me faites peur, Madame la Comtesse. Pourquoi vous me dites-vous tout cela ?

La Comtesse : — Parce qu’il y a prescription.

Michèle : — Vous êtes un monstre. Je ne vais plus oser venir vous voir.

La Comtesse : — Mais non ma petite Michèle. Je ne les ai pas tués. Je n’en ai pas eu besoin.

Michèle : — Ils étaient malades.

La Comtesse : — Non…Mieux… Ils étaient vieux… Beaucoup plus vieux que moi… Alors je n’ai eu qu’à attendre. Mes contrats de mariage, c’étaient comme une sorte de viager… le loyer en moins. Maintenant, j’ai autant de maisons que j’ai eu de maris. Un vrai petit village, autour d’un charmant petit cimetière dans lequel je mets des fleurs à chaque anniversaire de la mort de l’un d’entre eux. Je suis restée très romantique !

Michèle : — Vous êtes d’un cynisme ! J’en ai froid dans le dos. Vous n’avez jamais été amoureuse ?

La Comtesse : — Si, une fois. La première… Mais ça m’a suffi. Trop compliqué… Et puis, on perd la tête, on devient complètement stupide : une poule devant un dentier… À propos de dentier, vous pouvez me donner le verre qui est là sur l’étagère.

 

Elle va le chercher, le renifle, avant de le donner à la Comtesse qui enfile le dentier dans sa bouche sans plus de cérémonial et avale le contenu du verre.

 

Michèle : — Dites, qu’est-ce qu’il y avait dans ce verre ? Il avait une drôle d’odeur !

La Comtesse : — Du whisky. Le meilleur désinfectant que je connaisse. Rassurez-vous, je le coupe avec un peu d’eau. Il n’y a pas mieux avant de prendre mon petit-déjeuner… Dites, le beau Fernand, il ne vous a pas laissé un message pour moi ?

Michèle : — Si. J’allais oublier. Je l’ai noté sur un bout de papier, car c’est un peu compliqué. Je n’ai pas bien compris. Attendez, il est là : je vous le lis : « fourniture de première qualité, du zéro-zéro. Cercueils arrivés. Paiement par virement, comme d’habitude. Chocolats fourrés comme prévu. » Dites, il doit être bon ce chocolat. Du zéro-zéro ! Je connais le 80 %, mais pas le zéro-zéro.

La Comtesse : — C’est un chocolat que je fais fabriquer tout spécialement pour moi…

Michèle : — Mais, c’est quoi cette histoire de cercueils. C’est le vôtre ?

 

Entre au même instant un homme, d’une quarantaine d’années, habillé comme un flic.

 

Georges : — Ton cercueil ? C’est un peu prématuré. Remarque, il est bon de tout prévoir… même le meilleur ! Bonjour Maman, bonjour Michèle. Toujours aussi jolie ta petite infirmière ! Dommage que je sois déjà marié.

La Comtesse : — Bonjour mon fils. Tu es bien matinal, aujourd’hui. Tu viens me surprendre au saut du lit pour te rassurer sur ton héritage. Tu as raison, la vieillesse est encore plus délabrée au petit matin.

Georges : — Toujours aussi sarcastique, maman… Non, rassure-toi, je suis sur une affaire importante… une affaire de drogue. Figure-toi qu’un trafic à grande échelle opère dans le coin, à côté de ta maison de retraite. C’est moi qui suis sur le coup. Je dois interroger le personnel : à commencer par vous, Michèle. Vous allez tout devoir me dire. Il va falloir vous allonger, ma belle et ne rien me cacher.

Michèle : — Je ne parlerai pas. Votre mère m’a expliquée que l’on ne pouvait pas vous faire confiance. Lorsqu’elle a su que vous alliez être flic, elle m’a dit ne pas en avoir dormi pendant plusieurs nuits. Elle vous voyait un autre destin, plus…enfin moins…

Georges : — Elle a eu surtout trop peur que je découvre comment elle a tué tous ses maris. Heureusement que je suis un enfant adopté, sinon je me poserai beaucoup trop de questions sur ma filiation.

La Comtesse : — Georges, arrête ! Aide-moi plutôt à me redresser pour que je prenne mon petit-déjeuner.

 

Il l’aide avec Michèle en roulant son fauteuil devant une table.

 

Georges : — Qu’est-c’est que ce paquet ? Drôle d’emballage !

La Comtesse : — T’occupe mon fils. Serre-moi plutôt une tasse de thé.

Michèle : — C’est du chocolat fourré. Du zé…

La Comtesse : — Du zémaphore. Une marque suisse que je me fais livrer. On ne le trouve qu’à Genève…Comment va mon petit-fils, mon petit Yann ?

Georges : — Il commence à m’inquiéter. Il a à peine fini sa crise d’adolescence qu’il veut maintenant se marier… Avec une plus vieille que lui ; une prof, je crois.

Michèle : — Cela doit être héréditaire.

Georges : — Quoi ?

Michèle : — Ben, de vouloir se marier avec quelqu’un de plus vieux.

Georges : — Je n’y avais pas pensé. J’ai refusé de la rencontrer cette femme, mais il va falloir que je lui dise de se méfier : les problèmes psychologiques, cela saute une génération.

Michèle : — En effet ! Une mère empoisonneuse, un fils flic et un petit fils meurtrier !

Georges : — Empoisonneuse, avez-vous dit Michèle. La serial-killer vous aurait enfin avoué ses crimes. Le poison est dans le chocolat… fourré à l’arsenic !... Bon, trêve de plaisanterie, il va falloir que j’y aille. J’ai au moins vingt personnes à interroger. À bientôt maman, je passe te dire au revoir lorsque j’aurai fini.

Michèle : — Commissaire. Vous pouvez commencer par moi, si vous voulez. J’ai plein de choses à vous dire.

 

Ils s’en vont tous les deux, laissant la comtesse manger son petit-déjeuner. Entre alors Albertine, la femme de ménage, look un peu déjanté.

 

ALBERTINE : — Bonjour Madame la Comtesse. C’est jeudi, le jour du ménage.

La Comtesse : — Bonjour ma petite Albertine. Allez-y, vous ne me dérangez pas. À propos, vous avez pensé à moi ?

ALBERTINE : — J’allais oublier. J’ai votre petit paquet… Voyons, où l’ais-je mis ? Je ne le trouve plus. Elle fouille dans son seau et ouvre la serpillère

La Comtesse : — Ce n’est pas ce qui dépasse de votre poche là ?

ALBERTINE : — Mais oui, c’est ça. Dites, comme médicament c’est un peu bizarre, on dirait du réglisse, mais sans l’odeur. Cela sent plutôt le renfermé.

La Comtesse : — Vous avez ouvert le paquet ?

ALBERTINE : — J’ai bien dû. Figurez-vous que je suis passé au supermarché pour acheter des herbes de Provence, c’est rapport à mon cousin qui travaille à la poste, vous savez Jeannot, je vous en ai déjà parlé, celui qui habite près de du cimetière, remarquez il est bien là, au calme, c’est pas le bruit qui le gêne…

La Comtesse : — Albertine, si vous pouviez m’épargner les détails. Allez droit au but, ne vous perdez pas dans vos histoires de famille que je ne connais que trop.

ALBERTINE : — J’en étais où ? Si vous me coupez sans arrêt, je perds le fil, vous savez bien.

La Comtesse : — Les herbes de Provence au supermarché.

ALBERTINE : — Voilà, c’est ça. Bon, en revenant chez moi, j’ai croisé Odette, vous savez ma copine qui a un vieux chien, le pauvre il n’a que trois pattes parce qu’il est passé sous une voiture, remarquez il se débrouille bien, si vous le voyiez gambader… lui au moins, il n’a pas besoin de déambulateur !

La Comtesse : — Les herbes de Provence, essayez de vous concentrer sur ce sujet. Ne pensez qu’à une seule chose : les herbes de Provence.

ALBERTINE : — D’accord, les herbes. Bon, en arrivant chez moi, je pose mon sac sur la table de la cuisine pour déballer les choses que j’ai acheté. La radio diffusait une chanson d’Aznavour, vous savez « je me voyais déjà », je l’adore, chaque fois que je l’entends je me mets à chanter à tue-tête, d’ailleurs ma voisine Paulette m’entend, « À dix-huit ans, j’ai quitté ma province… »

La Comtesse : — Les herbes de Provence.

ALBERTINE : — Bon, sur la table, il y avait aussi, votre paquet que Bernard m’avait apporté le matin, comme tous les mercredis. Il est ponctuel, Bernard, toujours à l’heure, remarquez il travaille à la SNCF, alors, l’heure ça les connaît, ce n’est pas comme…

La Comtesse : — Les herbes !

ALBERTINE : — Bref, figurez-vous que l’emballage des herbes de Provence était le même que celui de votre paquet.

La Comtesse : — Alors, en rangeant, vous avez confondu les deux !

ALBERTINE : — Exactement ! Comment avez-vous deviné ? J’ai mis votre paquet dans l’armoire des épices et l’autre dans mon sac à main, pour ne pas l’oublier.

La Comtesse : — Et le soir, vous avez voulu épicer votre dîner et vous avez ouvert le mien.

ALBERTINE : — Parfaitement. Vous êtes très forte, je ne sais pas comment vous faites pour toujours deviner ce que je vais dire…

La Comtesse : — Ce n’est pas très difficile !

ALBERTINE : — Peut-être, mais quand même. Mon copain Gilbert, c’est pareil, il sait toujours ce que je vais dire. Faut dire qu’il en a dans le ciboulot lui, il est dans les ordinateurs, il connaît tout, internet, facebock, vitteur et compagnie. Il dit toujours que quand il est avec moi, cela le repose. Il est tellement mignon et puis au lit, si vous saviez…

La Comtesse : — Je ne veux pas le savoir. Et d’ailleurs, vous me l’avez déjà raconté dix fois !

ALBERTINE : — Ah bon ! Je ne m’en rappelle pas. Bon, j’ouvre le paquet d’épices et je tombe sur votre réglisse. Mon premier réflexe a été de penser que le supermarché s’était trompé. Cela m’était déjà arrivé avant : j’avais trouvé des petits pois dans une boîte de choucroute. Remarquez, j’aime bien les petits pois, mais j’avais des invités à dîner, alors j’ai…

La Comtesse : — Les herbes, seulement les herbes !

ALBERTINE : — Oui, oui. Les herbes, les herbes… Je me suis dit alors qu’ils avaient inventé un nouveau conditionnement pour les épices ; qu’ils les mettaient en concentré. Ils n’arrêtent pas d’inventer des nouveaux trucs. L’autre jour j’ai acheté du camembert en tube, c’était pas mauvais, mais quelle drôle d’idée…

La Comtesse : — …

ALBERTINE : — Bref, j’ai donc découpé un bout de votre réglisse, mais j’ai dû l’écraser avec un pilon pour en faire de la poudre que j’ai mise dans ma salade. Cela n’avait pas de goût !

La Comtesse : — Et après votre repas, vous n’avez pas eu de troubles ?

ALBERTINE : — Si, je me suis sentie toute chose. Gilbert aussi. On s’est mis à rigoler, à attraper des fou-rires, vous ne pouvez pas savoir. On était bien, et après on a fait l’amour doucement, tout doucement… Je ne sais pas ce que c’est vos médicaments, mais ça relaxe.

La Comtesse : — C’est fait aussi pour cela, c’est une sorte de calmant.

ALBERTINE : — C’est seulement le lendemain que je me suis rappelé l’histoire des paquets et que j’ai compris mon erreur. Et pourtant, cela ne m’arrive pas souvent de faire des erreurs ; quelque fois seulement ; cela me fait penser que l’autre jour, j’étais chez le dentiste…

La Comtesse : — Voilà pourquoi le paquet est ouvert et qu’il en manque un bout. Ce n’est pas grave Albertine. Pour le ménage, revenez tout à l’heure, j’attends quelqu’un.

ALBERTINE : — Comme vous voulez. Dites, je peux en avoir un petit bout de votre réglisse. J’ai l’impression qu’il est un peu aphrodisiaque ! J’ai rendez-vous avec Gilbert ce soir ?

La Comtesse : — Tenez, éclatez-vous bien et… pensez à moi.

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